“Promouvoir la culture scientifique auprès des décideurs c’est l’héritage de Georges Charpak” Yves Charpak
La Fondation Charpak, l’esprit des sciences, qui porte le nom de Georges Charpak, Nobel de physique en 1992, a été fondée par sa famille et des proches pour perpétuer son héritage dans la diffusion des connaissances scientifiques et leur intégration dans la culture de nos sociétés… en particulier auprès de ceux qui en assurent la gouvernance. Dans cette interview, Yves Charpak, président de la fondation et éminent épidémiologiste, nous offre un aperçu unique des projets, des ambitions et de l’héritage de cette institution.
Quelle est l’origine de la Fondation Charpak et de quelle manière les travaux de Georges Charpak influencent-ils ses actions ? Pourquoi cette fondation ?
Yves Charpak : Georges Charpak, au-delà de son expertise scientifique reconnue par un prix Nobel en 1992, était un infatigable défenseur du besoin de plus de culture scientifique dès l’école primaire, non pas pour leur apprendre des résultats mais pour intégrer une démarche scientifique dans la compréhension du quotidien. Il avait créé pour cela La Main à la Pâte, fondation qui existe toujours et forme des instituteurs à faire cette « science du quotidien » avec de jeunes enfants. Mais il était aussi très inquiet de la faible littératie scientifique des décideurs, qu’il fréquentait beaucoup et qui l’invitaient parfois plus pour le prestige du prix Nobel que pour avoir « un autre regard » sur les enjeux du quotidien qui impliquent la science… Après sa disparition, 23 membres de la famille et proches, professionnels divers, ont souhaité faire vivre cet aspect de son engagement. C’est cette vision que la Fondation Charpak s’efforce de concrétiser, en intégrant la science au cœur de la gouvernance pour un avenir plus éclairé et rationnel.
La fondation s’engage fortement dans la diffusion et la compréhension des connaissances scientifiques dans les lieux de décision. Quels sont les obstacles à l’utilisation de la connaissance scientifique ?
Yves Charpak : Plusieurs obstacles limitent l’utilisation de la connaissance scientifique. Tout d’abord, la temporalité des prises de décision, il est plus facile pour un décideur de se contenter d’une opinion éventuellement éclairée partiellement par un avis « on the spot » que de prendre un petit temps de recul critique pour poser les bonnes questions. Ensuite, la compréhension « critique » des scénarios prospectifs que suggère la science n’est pas un exercice si facile. Cela demande un peu d’expérience et de travail multisectoriel et multidisciplinaire… qui est parfois perçu comme trop lourd dans les processus de décision. Par ailleurs, l’accès à l’expertise scientifique existante est relativement facile à l’échelle d’un gouvernement, d’une grande ville ou institution… c’est beaucoup moins vrai au niveau territorial, des élus et décideurs locaux. Et puis, intégrer la connaissance scientifique comme une valeur obligée de la bonne gouvernance, publique ou privée, n’est pas dans la culture dominante pour le moment.
La culture scientifique est un pilier fondamental pour éclairer les décideurs et les gouvernants. Comme mon père, Georges Charpak, je suis convaincu que l’appréhension des enjeux scientifiques ne doit pas se limiter aux cercles académiques, mais s’étendre à ceux qui façonnent nos sociétés.
Quelles sont, selon vous, les opportunités dans ce domaine aujourd’hui ?
Yves Charpak : Les opportunités, paradoxalement, sont peut-être celles d’un « réveil citoyen », d’une demande de « démocratie de la connaissance », mais souvent en opposition aux décisions, ce qui les inquiète. Pourtant, souvent de vraies questions scientifiques sont posées alors. Mais aussi celle d’une prise de conscience par le monde scientifique d’un besoin de la société qui les entoure d’accéder à la compréhension non pas de la « cuisine interne de labo » ou même des beaux résultats bien présentés, mais plutôt des grands enjeux de société ouverts par la science : innovation technologique, sociales, éthiques, risques, etc. Par exemple, les grandes programmations scientifiques incluent maintenant une part de participation citoyenne, de médiation des résultats, d’accès à la connaissance scientifique pour les décideurs. De nouveaux métiers apparaissent, comme les « knowledge brokers » ou autres concepts du moment.
Quels sont les principaux projets ou initiatives lancés par la Fondation Charpak jusqu’à présent ?
Yves Charpak : Nos initiatives reflètent la diversité et la richesse de la science. Parmi elles, la Fondation Charpak a initié un Living Lab en collaboration avec Universciences, rassemblant divers acteurs de la science dans les territoires, incluant scientifiques, élus et experts. Nous avons également lancé un cycle innovant de Cafés des sciences, qui réunit élus locaux, chercheurs et citoyens, en partenariat avec l’Association Les petits débrouillards. Nous proposons aussi un cycle annuel d’émissions mensuelles intitulé « Science et conscience », abordant des thématiques sociétales en relation avec la science, diffusées sur Radio Cause commune. En 2023, nous avons également entrepris l’élaboration du 1er classement qui évalue la « responsabilité scientifique » des entreprises avec Okay Doc et Maddyness, avec de premiers résultats sur les entreprises du CAC40. Enfin, grâce à « Sky is not the limit », un partenariat avec la Mission locale du Havre et le soutien technique du CNES, nous travaillons avec des jeunes sur des mesures stratosphériques pour redécouvrir de façon formelle que la Terre n’est pas plate !
Nos initiatives reflètent la diversité et la richesse de la science.
Comment la fondation envisage-t-elle de développer son impact dans les années à venir ? Comment peut-on vous soutenir ?
Yves Charpak : L’une des difficultés d’une petite fondation, qui se veut en même temps « développeuse » de projets originaux tout en soutenant des projets d’opérateurs déjà engagés dans la même direction, c’est bien sûr de ne pas s’éparpiller tout en allant chercher des soutiens financiers complémentaires, et des ressources humaines. Mais être hébergé par une fondation prestigieuse comme la Fondation de France ne facilite pas cette équation, car nous n’avons pas de latitude pour recruter. Il nous faut donc rapidement mobiliser des soutiens sous forme de mécénats de compétences venant d’entreprises et institutions intéressées à notre objet, et systématiquement compter sur les ressources humaines internes des structures que nous finançons.
Comment les entreprises et les professionnels peuvent-ils s’engager dans ce mécénat de compétences ? Et quel impact cela a-t-il sur la diffusion et la compréhension des connaissances scientifiques ?
Yves Charpak : Je peux imaginer deux situations contrastées pour lesquelles une entreprise ou une institution pourrait bénéficier de proposer à certains de ses collaborateurs de « faire une pause » active dans un objet comme celui que nous développons, en y gagnant un regard autre sur la connaissance scientifique, qui en retour pourrait bénéficier à l’institution. Pour ceux qui le verraient comme une quasi-formation à l’écosystème de la connaissance scientifique, un temps plus long d’acquisition de ce regard ne peut se faire « en passant », en ayant quelques séminaires ou réunions casées « de force » dans un emploi du temps chargé et dans un écosystème inchangé. L’autre situation, pas si rare, est celle des temps dans une carrière professionnelle où le travail, l’engagement, connaissent des passages à vide. Plutôt que de créer de la souffrance au travail en maintenant à tout prix une « fausse activité », un « placard peu engageant » parfois, ne vaudrait-il pas mieux proposer un vrai engagement extérieur à l’institution tout en ne prenant pas des décisions définitives.
Finalement, y a-t-il des domaines spécifiques ou des collaborations nouvelles que vous envisagez d’explorer ?
Yves Charpak : Les décideurs politiques et économiques, lorsqu’ils sont armés d’une solide compréhension de la science, sont mieux équipés pour prendre des décisions éclairées et responsables. Nous souhaitons ainsi approfondir avec le monde de l’entreprise cette notion de connaissance pour une meilleure gouvernance, au-delà du bilan et des résultats. Comment anticiper et se préparer aussi aux turbulences inévitables qui entourent la production, l’économie, la santé des employés et des clients ? Nous explorons aussi la question de la désinformation scientifique explicite et organisée, en partenariat avec d’autres fondations, par exemple la Fondation Descartes qui vient de faire une journée de travail à l’Académie de Médecine à laquelle nous avons contribué, ou encore comment aborder d’autres publics que les décideurs, en particulier le monde des médias, et spécifiquement les journalistes, intermédiaires essentiels de la transmission d’une culture scientifique aux citoyens.
Les décideurs politiques et économiques, lorsqu’ils sont armés d’une solide compréhension de la science, sont mieux équipés pour prendre des décisions éclairées et responsables.